Aimer, c’est compatir

de Jean Vannier

Aimer est un mot galvaudé. Aimer, c’est s’intéresser vraiment à quelqu’un, lui être attentif ; c’est le respecter tel qu’il est, avec ses blessures, ses ténèbres et sa pauvreté, mais aussi ses potentialités, ses dons peut-être cachés ; c’est croire en lui, en ses capacités de grandir, c’est vouloir qu’il progresse ; c’est avoir pour lui une espérance folle : "tu n’es pas foutu : tu es capable de grandir et de faire de belles choses ; j’ai confiance en toi" ; c’est se réjouir de sa présence et de la beauté de son coeur, même si elle reste encore cachée ; c’est accepter de créer avec lui des liens profonds et durables, malgré ses faiblesses et sa vulnérabilité, ses capacités de révolte et de dépression.

Si souvent, je ne m’intéresse à quelqu’un que lorsque je sens que je peux lui faire du bien et avoir ainsi le sentiment d’être quelqu’un de bien, à travers lui, c’est moi que j’aime. C’est une image de moi-même que je cherche. Mais si la personne commence à me déranger, à me mettre en cause, alors je mets des barrières pour me protéger. C’est facile d’aimer quelqu’un, quand cela m’arrange ou parce que cela me donne le sentiment d’être utile, de réussir. Aimer, c’est autre chose. C’est être assez dépouillé de moi-même pour que mon coeur puisse battre au rythme du coeur de l’autre, que sa souffrance devienne ma souffrance. C’est compatir.

La compassion n’est pas une émotion passagère ni un geste de tendresse sans lendemain. Compatir, c’est se tourner vers ceux qui sont affligés avec un coeur ouvert, un coeur compréhensif, plein de bonté, qui cherche à apporter une aide, un soulagement. Ce n’est pas seulement vouloir faire quelque chose pour l’autre ; c’est souffrir avec lui de sa souffrance, tout en gardant un certain recul, pour pouvoir si possible lui apporter une aide. La compassion n’est pas simplement une attitude affective : c’est un soutien. Compatir n’est pas supprimer la souffrance ; c’est la porter avec l’autre. La compassion est une qualité de présence qui fait que celui qui est dans la détresse ne se sent plus tout seul et peut reprendre courage.

Etre compatissant n’est pas le privilège du fort, du sage, de l’intelligent, loin de là. C’est souvent le plus petit, celui qui a souffert, qui sait plus que quiconque comment compatir. Dans sa petitesse, il ne vit pas de retour sur lui-même, n’est pas satisfait de lui comme tant de gens plus intellectuels. Pour entrer au coeur de la compassion, il faut se mettre à l’école des petits, ceux qui savent aimer sans recherche de gloire. Il faut se mettre à l’école de Marie, Mère de la Compassion, debout au pied de la Croix.

PS

Jean VANIER, revue CHRISTUS n°152, oct. 1991, p. 410-418

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