La pédagogie du désert.

Dans la Bible, le désert évoque déjà des images contradictoires. Terre de malédiction où la vie est rare et où l’homme survit difficilement il est le lieu symbolique des bêtes malfaisantes. des forces hostiles, des démons, de la mort. Mais, paradoxalement, le désert est aussi dans la conscience collective du peuple biblique. le temps et le lieu où il a pris conscience d’une nouvelle liberté, où il a reculé les limites de l’impossible, où il a fait l’expérience d’un Dieu transcendant et intime, feu brûlant et brise légère, engagé dans sa propre histoire.

Ces quarante ans de marche au désert sont la durée symbolique d’une vie. Durée nécessaire afin que l’homme ait le temps de découvrir, à travers ses multiples faims et ses multiples soifs, le seul vrai Pain et la seule source d’Eau Vive capables de le faire vivre toujours.

Les auteurs bibliques ont discerné dans l’Exode du peuple hébreu un Événement-Parole de révélation. Ce "passage au désert" est une pédagogie exemplaire et permanente du Dieu de l’Alliance. Elle nous concerne toujours. Car qui d’entre nous (quel peuple ? quelle Église ?) ne doit-il pas, un jour ou l’autre de son histoire, faire l’expérience d’une éprouvante solitude, une "traversée du désert" qui nous oblige à poser les questions fondamentales sur notre destinée personnelle et collective.

Toute « traversée du désert » est à la fois une épreuve et un temps privilégié. Épreuve qui nous dépouille de nos masques, de nos mensonges, de nos pseudo-sécurités. Temps privilégié où, simplifié, dépouillé, ne pouvant plus tricher, nous sommes amenés à assumer, en vérité, notre radicale pauvreté, notre finitude, à pressentir la proximité de Dieu, à prendre conscience de notre vraie Faim ou de notre vraie Soif.

Le temps de prendre conscience que l’homme est un être inachevé en quête d’un accomplissement qui dépasse ses seules possibilités, un être qui a faim d’Absolu. Et l’itinéraire du peuple hébreu, de la servitude à la liberté, et celui du Christ pascal, de la mort à la résurrection, éclairent la signification de tous nos « déserts » et de notre Faim insatiable, celle de la Terre Promise, celle du Royaume du Père.

Prendre quelques jours de « désert ». seul ou dans un monastère, n’est-ce pas, de temps en temps, vivre, symboliquement ramassé, l’itinéraire de toute notre vie au cours de laquelle nous devons assumer des « déserts » parfois dramatiques. On choisit rarement « son » désert. Il est différent pour chacun. Mais, tôt ou tard, il faut bien le traverser !

Sur le plan personnel ce sera une épreuve morale ou de santé, une période de doute, d’aridité, de rupture, une impression de tourner en rond ... Sur le plan ecclésial, la « traversée du désert » peut être une Église réduite au silence, martyrisée ou somnolente ... Sur le plan collectif, ce temps de "désert" peut être celui d’une minorité écrasée, d’un peuple déchiré par la guerre ou par un sous-développement endémique ...

Désert du couple. Désert du cloître. Désert du croyant. Désert de la maladie. Désert de la solitude. Désert de la pensée ou du coeur. Aucune « traversée de désert » n’est semblable mais il y a des constantes communes que nous trouvons déjà dans la marche exemplaire du peuple de l’Alliance.
Ce temps de solitude s’inscrit dans l’itinéraire pascal de toute vie. Temps où chacun de nous, éternel enfant prodigue, se souvient que sa vie est un exode vers la Terre Promise, le pays de l’Amour parfait, un immense Retour vers la Maison du Père.

Solitude qui nous rappelle que se convertir c’est, chaque matin, sortir de soi-même, se décentrer, changer de direction, pour marcher vers notre Père et vers nos frères. Solitude au cours de laquelle chaque peuple, chaque communauté, chacun de nous est invité à revivre les choix fondamentaux du peuple hébreu et du Christ au désert.

Il faut toute une vie pour que l’homme ait le temps de découvrir qu’à travers ses multiples faims, il a surtout faim d’être aimé et d’aimer pour toujours et que le seul vrai Pain capable de le combler est l’Absolu de Dieu, sa Parole, sa Vie et son Amour. Finalement laissé à lui-même, l’homme est un être dont les faims sont assez élémentaires. Pendant des siècles, l’espérance du Peuple de Dieu n’a guère dépassé l’horizon d’une terre grasse et de troupeaux féconds.

Seules quelques figures prophétiques, animées par l’Esprit vont le pousser à creuser sa vraie faim.
Comme ces Hébreux qui murmurèrent dans le désert, nous préférons souvent manger un pain qui a le goût de la servitude. Les pains de l’esclavage sont multiples. Pain de la facilité. Pain du confort. Pain de la routine. Pain de la lâcheté. Pain de la compromission ... Aussi, pour creuser notre vraie faim, avons-nous besoin de ces temps de "désert" choisi ou assumé.

Difficile et bienheureuse « solitude » qui nous découvre que la grandeur de l’homme est d’être un marcheur qui, de campement en campement, n’en finit pas de passer de la servitude à la terre de liberté. La solitude de nos "déserts" est toujours ce temps où chacun de nous, confronté avec la dure réalité, murmure, comme les Hébreux, la grande interrogation de l’homme : « Y a-t-il un Dieu quelque part et si oui, marche-t-il vraiment avec nous " (Ex 17,7).

Les chemins du silence [extraits]
Michel HUBAUT DDB 1991

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