1940 : Les nazis envahissent l’Angleterre et arrêtent Baden-Powell …

La réalité dépasse parfois la fiction y compris dans l’histoire du scoutisme… En 2000, est paru en Grande-Bretagne le livre Invasion 1940 The Nazi Invasion Plan for Britain. Cet ouvrage universitaire publie la traduction en anglais d’un extraordinaire document nazi, l’Informationsheft Groß Britannien [Manuel d’information sur Grande-Bretagne] et son annexe, la Sonderfahndungsliste Groß Britannien. [Liste spéciale de recherches pour la Grande-Bretagne]

Ces documents ne sont ni plus ni moins que les plans à mettre en œuvre après l’invasion de la Grande-Bretagne prévue pour l’automne 1940. Celle-ci échoua à l’issue de la bataille d’Angleterre. L’aviation allemande ne pu s’assurer la maîtrise du ciel nécessaire pour le transport des troupes à débarquer pour l’invasion de la Grande-Bretagne.

L’intérêt de ces documents pour l’histoire du scoutisme est la place importante que les nazis lui ont consacré et le sort réservé à Baden-Powell et à d’autres responsables importants du scoutisme.

Le mouvement scout international, outil des services d’espionnage britannique…

L’Informationsheft Groß Britannien est un ouvrage de documentation détaillé présentant tous les aspects de la Grande-Bretagne. L’administration, le système éducatif, la presse, les confessions religieuses, les partis politiques, les syndicats, les organisations d’émigrés, la franc maçonnerie, les organisations juives, la police, les services secrets, sont décrits selon l’optique nazie. C’est en effet la Gestapo, la police politique nazie, qui élabora ce manuel. Plus précisément, c’est Walter Schellenberg, général SS, l’un des chefs des services secrets nazis, qui le fit préparer durant l’été 1940. 20 000 exemplaires en furent imprimés.

Certaines parties de l’ouvrage sont très bien documentées. C’est notamment le cas de la très longue description des services secrets britanniques. Celle-ci comprend notamment le nom de leur chef, ce qui en Grande-Bretagne constitua très longtemps un secret d’état. Le chef des services secrets était en effet dénommé « C » sans que l’on connaisse son nom. Ce n’est qu’en 1966 que l’on sut officiellement qu’en 1940 Stewart Menzies dirigeait l’Intelligence Service, les services secrets britanniques. Ceci explique que cet ouvrage nazi resta longtemps un document confidentiel. Seuls deux livres en français y firent explicitement référence : Le troisième Reich des origines à la chute de William Shirer (1976) et L’histoire mondiale du renseignement de Roger Faligot et Rémi Kauffer (1990)

La partie de l’ouvrage nazi intitulé « Le système éducatif » comprend deux sous-parties : « les public schools », collèges privés britanniques où se forme l’élite dirigeante - Baden-Powell fut l’élève de l’une d’entre elles - et « Le mouvement scout international ». On en trouvera la traduction complète ci-dessous.

Ce texte montre que les nazis souhaitaient manifestement régler de vieux comptes avec le scoutisme. Dès avant leur prise du pouvoir en janvier 1933, la Jeunesse hitlérienne avait manifesté son hostilité au scoutisme, prétendant qu’elle seule pouvait représenter la jeunesse allemande. Le 17 juin 1933, le Großdeutche Bund, fédération d’un grand nombre de mouvement de jeunes dont une dizaine de mouvements scouts était interdite. Le 26 mai 1934, un décret interdisait la Reichschaft deutscher Pfadfinder, fédération d’autres mouvements scouts. Le décret affirmait que cette fédération « était devenue un lieu de refuge des jeunes, ennemis du nouvel état » .

Cette dissolution marqua la fin de la volonté de la Jeunesse hitlérienne de se faire reconnaître au plan par le Bureau international du scoutisme, prédécesseur de l’actuelle Organisation mondiale du mouvement scout. Des contacts furent pris durant le jamboree de Hongrie (août 1933) entre celle-ci et le Bureau international. La Jeunesse hitlérienne y envoya son chef d’état-major, Karl Nabersberg. Celui-ci se rendit aussi courant 1934, en tenue scoute…, au Bureau international à Londres afin de négocier des contacts. Il chercha également à rencontrer les Scouts de France. Mais aucun de ces contacts ne déboucha et la dissolution de la Reichschaft deutscher Pfadfinder en fut l’une des conséquences.

Au jamboree de 1937, en Hollande, un groupe de scouts allemands négocie avec Wilson, directeur du Bureau international et le comte Teleki, secrétaire du Bureau international et chef des scouts de Hongrie, la possibilité de créer un mouvement scout allemand en exil. Celui-ci ne se fera finalement pas. Mais la Gestapo sera se souvenir en 1940 des noms des promoteurs de ce projet qui s’efforcèrent d’organiser la jeunesse allemande en exil en France, en Belgique, aux Pays-Bas et en Grande-Bretagne. Le passage consacré au scoutisme dans cet Informationsheft Groß Britannien en est la preuve.

La lecture de ce texte, mélange de stupidités et d’informations très exactes, laisse songeur. Les nazis considéraient donc que puisque BP avait été officier de renseignements dans l’armée britannique, les scouts qu’il avait créés en 1907 ne l’avaient été que dans un but d’espionnage au bénéfice de l’Angleterre ! Et les commissaires internationaux des différentes associations auraient eu pour seule mission de rédiger des rapports mensuels et trimestriels sur la situation politique économique et sociale de leur pays pour le bureau international du scoutisme. Le passage consacré au scoutisme constitue aussi une illustration du racisme nazi : Martin, chef du Bureau international y est qualifié de « demi juif » …

Mais certains éléments du texte sont toutefois parfaitement exacts : outre la mention des contacts des scouts exilés allemands avec le Bureau international du scoutisme en 1937, Wilson avait effectivement été chef de la police de Calcutta dans les années 20. Il fut aussi un agent des services secrets britanniques. Il dirigea la section « Scandinavie « du SOE, service « action » créé courant 1940 et destiné à soutenir les groupements de Résistance en Europe. On remarquera aussi la précision de l’information sur l’accord de Kandersteg de 1926 sur le scoutisme des minorités en Europe. La revue internationale de scoutisme Jamboree dans son numéro 24 d’octobre 1926 avait effectivement publié un rapport présenté lors du 4e congrès international des scouts tenu en Suisse à Kandersteg du 22 au 28 août 1926. Un délégué suédois avait fait le point sur le scoutisme des minorités en Europe, sujet très sensible après les multiples modifications de frontières intervenues après la Première guerre mondiale. Plusieurs exemples précis avaient été donnés, tel celui des scouts de Lettonie qui aux côtés de leurs 82 troupes lettonnes comprenaient 9 troupes polonaises, 5 russes, 4 allemandes, 1 lithuanienne et 1 juive. La situation de la Bulgarie et de la Finlande avait été aussi évoquée.

Baden-Powell était intervenu après une longue discussion sur ce sujet en déclarant notamment que « Nous pouvons aider les jeunes gens des minorités à venir plus en association avec ceux du nouveau pays en encourageant l’amitié et la bonne volonté ». Manifestement, les nazis considéraient que cette action du scoutisme était de nature à les gêner.

Ce manuel montre bien, à partir de l’exemple du scoutisme, la vision pervertie et délirante de la réalité qu’avaient les nazis, n’hésitant pas à transformer un mouvement international d’éducation en une officine d’espionnage évidemment dirigée par un Juif…

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Extraits de L’Informationsheft Groß Britannien

Les mentions entre crochets sont des explications qui ne figurent pas dans le texte original

Le mouvement scout international

Celui-ci a été créé en 1907 par l’officier Baden-Powell qui défendait Mafeking durant la guerre des Boers. Son organisation limita d’abord ses activités à l’Angleterre, plus tard se développa en Europe (1911) grâce à la propagande du gouvernement britannique puis se propagea finalement dans le monde entier. Le mouvement scout a été établi dans les Dominions [colonies anglaises] sur pression des autorités britanniques.

Lord Baden-Powell est en tant que chef scout mondial, l’animateur du Bureau international du scoutisme. Son quartier général est à Londres, dans le soi disant Bureau international qui jusqu’à il y a peu a été dirigé par un demi juif, M Martin, qui a été simultanément à la tête du Passport Office [service de police]. Le responsable actuel du Bureau international, John Wilson, travaille aussi au Passport Office. Durant huit ans, il a été chef de la police à Calcutta. Il est possible que son successeur soit un certain M Lunt. Le Bureau international organise des liaisons entre les associations scoutes nationales. Un commissaire international dirige chaque association nationale et a la responsabilité de maintenir les liens avec le Bureau international de Londres. Le commissaire international a l’obligation de rédiger mensuellement et trimestriellement des rapports sur la situation économique, culturelle, politique de son pays et de les transmettre au Bureau international. En plus, les contacts personnels ou écrits entre les groupes passent par lui. Les organisations nationales de scoutisme sont organisées de la même manière que le Bureau international.

Bien que les organisations nationales de scoutisme soit toujours entièrement vouées à l’éducation prémilitaire de la jeunesse, le mouvement scout est un instrument déguisé de pouvoir pour la propagande culturelle britannique et une excellente source d’information pour l’Intelligence service [les services secrets] britannique. Lord Baden-Powell a été agent secret contre l’Allemagne durant la dernière guerre. La dissolution de l’association autrichienne de scoutisme [en 1938, lors de l’invasion de ce pays par les nazis] a, entre autres choses, établi la preuve de liens entre le mouvement scout et les services secrets.

Le mouvement scout britannique suit le même modèle, et soutient le mouvement de la Jeunesse allemande libre. En conséquence, il y a eu des contacts personnels étroits entre des membres du mouvement de la Jeunesse allemande libre et le mouvement scout britannique.

L’accord de 1926 de Kandersteg sur les minorités a une signification spéciale pour les relations internationales depuis qu’il garantit la constitution de groupes scouts de minorité dans chaque pays avec une association scoute nationale. Le Front de la jeunesse allemande, un groupe de jeune émigrés, entretient aussi des relations étroites avec le Bureau international. De plus, il est envisagé, qu’en raison de ses nombreux contacts avec l’étranger, le Bureau international travaille pour les services secrets britanniques.
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Baden-Powell est à arrêter immédiatement ainsi que les dirigeants du bureau international du scoutisme …

La Sonderfahndungsliste Groß Britannien [Liste spéciale de recherches pour la Grande-Bretagne], connue en anglais sous le nom de Black Book constitue la seconde partie du livre Invasion 1940. Elle y est reproduite en fac-similé. Il s’agit d’une liste de 2820 personnes à arrêter dès que les nazis auraient occupé la Grande-Bretagne. Elle est classée par ordre alphabétique et comprend de multiples personnalités : le premier ministre Winston Churchill, le général de Gaulle, de nombreux agents de services secrets britanniques, des militants antifascistes de toutes nationalités, réfugiés en Grande-Bretagne mais aussi des intellectuels tels les écrivains HG Wells, Viginia Woolf, Aldous Huxley ou Sigmund Freud, le père de la psychanalyse.

Outre Baden-Powell et les responsables du Bureau international du scoutisme, on y trouve les noms de ceux qui furent impliqués dans les négociations lors du jamboree de 1937 afin de créer un mouvement scout allemand en exil (Ebeling, Hespers) et qui organisèrent avec d’autres (Koebel) le Deutsche Jugendfront, le Front de la jeunesse allemande, basé aux Pays-Bas. Regroupant des jeunes de sensibilité politique et religieuse très différentes, celui-ci réussit à diffuser en Allemagne de 1937 à 1939 plusieurs milliers d’exemplaires d’une revue clandestine Kameradschaft (Camaraderie). Les extraits de la Sonderfahndungsliste Groß Britannien les concernant sont reproduits ci-dessous.

On peut se douter du sort qui était réservé à ces victimes. Le responsable désigné pour diriger la police nazie en Grande-Bretagne était en effet Franz Six, officier supérieur SS qui devait diriger 6 Einsatzkommandos chargés des arrestations à Londres, Bristol, Birmingham, Liverpool, Manchester et Edimbourg. Courant 1941, Franz Six fut nommé en Union soviétique à la tête de l’Einsatzkommando 7C qui assassina au moins 4660 personnes dans la région de Smolensk… Il fut condamné en 1948 à 20 ans de prison.

Chaque nom de cette liste comprend, une description plus ou moins précise de ses fonctions, parfois la date le lieu de naissance, son adresse, son ou ses pseudonymes, l’affaire dans laquelle il a été impliqué (l’affaire Stevens-Best évoquée dans deux fiches est l’enlèvement par les nazis de ces deux agents secrets britanniques en territoire hollandais le 9 novembre 1939), l’indication de la ou des sections du RSHA (Reichssicherheitshauptamt, Office central de sécurité du Reich) détenant la fiche de l’intéressé.

B n° 6 Baden-Powell, RSHA IV E 4, fondateur du mouvement des boy-scouts

L n° 145, Lunt, secrétaire du Bureau international des boy-scouts, 25, Bukingham Place Road, Bureau international des boy-scouts, RSHA IV B 1b

M n° 80 Martin, dirigeant du Bureau international du mouvement scout international de Londres, [demeurant] probablement à Londres, émigrant, RSHA IV E 4

P n° 5 Paetel Karl-Otto, 23 novembre 1906, Berlin, écrivain, [demeurant] probablement à Londres, pseudonymes : Olaf Harrasin, Alex Alenda, Bureau international des boy-scouts, Bündische Jugend, [mouvement de jeunesse allemand] RSHA IV B 1

H n° 127 Hespers Theo (Theodore), 12 décembre 1903, München-Gladbach, dirigeant de la jeunesse catholique (affaire Stevens/Best), RSHA IV E 4

E n° 3 Ebeling, Hans, docteur, 2 septembre 1897, Krefeld, commerçant, Londres, (affaire Stevens/Best), RSHA IV E 4, IV B 1

K n° 95 Koebel, Eberhard, 22 juin 1907, Stuttgart, écrivain, pseudonyme, Tusk, Londres, SW 20, 224 Combe Lane (Bündische Jugend) RSHA IV B 1

Extraits de la Sonderfahndungsliste Groß Britannien
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La section IV E 4 du RSHA était le service de la Gestapo chargé de la lutte contre l’espionnage dans les pays nordiques … puisque le Bureau international du scoutisme était pour les nazis une organisation d’espionnage, la section IV B 1 le service chargé de la lutte contre les oppositions idéologiques dans les milieux catholiques,

Ces mentions montrent que les services de renseignements ne sont pas infaillibles. Baden-Powell avait quitté la Grande-Bretagne depuis octobre 1938 pour s’installer au Kenya et ne s’y trouvait donc pas en 1940. Sur le bateau qui l’emmenait avec sa femme vers l’Afrique, il avait appris la mort d’Hubert Martin, directeur du Bureau international du scoutisme, élément que les nazis n’ont manifestement pas enregistré. De même, Paetel n’a jamais résidé en Grande-Bretagne. Réfugié en France à partir de 1937, il émigre début 1941 aux États-Unis. Quant à Martin, il est hautement improbable qu’il ait été émigrant. Cette liste a été écrite très vite, d’où certaines erreurs. A noter que les nazis ne semblaient pas s’intéresser aux guides.

Cette liste ne fut hélas pas inutile pour les nazis. Theo Hespers fut finalement arrêté le 10 février 1942 à Anvers en Belgique. Il fut jugé par le Volksgerichthof, le Haut tribunal du peuple, le 22 juillet 1943 et condamné à mort pour haute trahison. Son acte d’accusation évoqua le jamboree de 1937 et ses contacts avec le Bureau international du scoutisme pour créer un mouvement scout en exil. Hespers fut pendu le 9 septembre 1943. Ses derniers mots furent « J’offre ma vie à Dieu pour le peuple allemand ». La Gestapo brûla son corps et dispersa ses cendres afin ne pas « créer un martyr » comme elle l’expliqua avec cynisme à sa soeur. Mais nombre des idées d’Hespers se retrouveront à partir de 1949 dans les textes fondateurs de la république fédérale allemande.

Baden-Powell, qui avait un grand sens de l’humour se serait certainement beaucoup amusé de savoir que les services secrets nazis s’intéressaient tellement à lui et au scoutisme. Et à la lecture de ces documents inédits, ceux qui affirment un peu légèrement que les régimes totalitaires avaient des sympathies pour le scoutisme et Baden-Powell pourront désormais aller réviser leur histoire !

PS

À lire sur Internet :

Deux articles de Wikipedia, en anglais, sur le Black Book :
http://en.wikipedia.org/wiki/The_Bl...
et sur le SS Franz Six :
http://en.wikipedia.org/wiki/Franz_Six

L’article du quotidien britannique The Guardian du 14 septembre 1945 annonçant la découverte à Berlin du Black book
http://century.guardian.co.uk/1940-...
On remarquera que les éléments relatifs aux services secrets ne sont évidemment pas évoqués

La biographie de Théo Hespers, en allemand :
http://www.quickborn-ak.de/theo_hes...

Cet article était originellement publié sur Scout un jour, un site animé entre 2004 et 2014 par des passionnés de l’histoire des Scouts de France.

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