Le 10 avril 1917, un obus explose à Urvillers, petit village de l’Aisne devant un jeune lieutenant de 28 ans qui emmène ses hommes à l’assaut d’une position allemande. Jean-Pierre Calloc’h, le grand poète breton vient de mourir. Il laisse derrière lui un bref recueil de poèmes, Ar en deulin, écrit sous le nom de Bleimor, le loup de mer [1]. En 1946, un groupe de Scouts de France parisien prenait ce nom. C’est ainsi que débutait l’étonnante aventure des scouts Bleimor.
Bleimor, un projet de scoutisme breton
C’est le 9 janvier 1946 que se crée à Paris le Centre scout d’expression bretonne, le centre scout Bleimor qui prend le nom de d’Urz Skatoued Bleimor. Il regroupe à ce moment des routiers? et des guides ainées. Son premier camp a lieu en août 1946 à Plomelin (Finistère). Les buts de Bleimor sont ainsi définis dans le numéro 1 de son bulletin Stur Va Bleimor (Le poste de pilotage Bleimor) qui paraît en novembre 1947 : « Action chrétienne, expression celtique, service social, formation spirituelle, culturelle et folklorique des scouts routiers, cheftaines et Guides de France d’origine bretonne ».

Un homme, Pierre Géraud-Kéraod, chef de clan routier Scouts de France et son épouse Lizig, cheftaine des guides-aînées des Guides de France, sont à l’origine de cette initiative qui va connaître de multiples développements [2]. En avril 1950, les statuts de la Communauté scoute Bleimor sont officiellement déposés auprès de la Préfecture de Police de Paris [3]. Le but de l’association est ansi défin : « Pratique du scoutisme et des activités d’expression culturelle, danse, chant choral, musique populaire, jeu dramatique ». On remarquera l’absence de références tant aux Scouts de France-Guides de France qu’à la Bretagne, ce dernier point s’expliquant par le contexte de l’époque. Le début des années cinquante est peu favorable au mouvement breton, du fait de son image de marque, liée à l’époque de l’Occupation.
Parallèmement aux scouts Bleimor, Pierre Géraud-Kéraod lance au printemps 1947 la revue Sked [4]. Celle-ci, tirée à un millier d’exemplaires paraîtra jusqu’en 1954. Il ne s’agit pas uniquement d’une revue scoute mais d’une vraie revue culturelle de haut niveau, bien imprimée, souvent illustrée de bois gravés de Xavier Haas. Le n°1 s’ouvre sur un hommage à Jean-Pierre Calloc’h « prophète de la résurrection celto-chrétienne ». Il comprend un important article de Pierre Géraud-Kéraod « Scoutisme et celtisme » [5]. Celui-ci sera repris en 1958-59 dans Sturier, revue des Scouts Bleimor. Et en 1974, Maîtrises, revue des chefs Scouts d’Europe en publiera encore une citation sur sa couverture [6]. Ce texte définit en fait les caractéristiques du scoutisme Bleimor.
La thèse générale est la suivante : Baden Powell, bien que né dans le Suffolk, était gallois et donc d’origine celtique [7]. L’histoire de l’Occident est faite de l’affrontement du monde celte et du monde latin. « C’est lui (le monde latin) qui a créé l’opposition fictive du corps et de l’esprit, de l’homme et de son cadre naturel, de l’individu et de la communauté. C’est l’idéalisme cartésien qui a déchaîné le matérialisme en religion, le naturalisme en art, le sensualisme en morale, le libéralisme en économie, l’individualisme en politique ». L’esprit latin est coupable de tous les maux. Cette idée de retrouve d’ailleurs dans d’autres textes du mouvement breton [8]. Les scoutisme est l’illustration de toutes les vertus celtiques. Vécu dans la nature, il est « un civisme à l’école des bois », ce qui l’a rendu suspect à la culture latine. Il est une réaction salvatrice à « notre supercivilisation née dans la cité romaine et devenue celle des villes » [9]. Le modèle du routier proposé par Pierre Goutet après-guerre dans Humanisme routier est pour Pierre Géraud-Kéraod celui du celte : un homme d’honneur qui lutte contre l’individualisme. Le camp est la plus belle expression du sesn communautaire cher aux celtes. « C’est en fils de Celtes que Baden Powell a créé une nouvelle chevalerie. (…) Fondé par un Celte britannique, le scoutisme est aujourd’hui reçu par le monde entier. Les deux premiers messages de portée humaine lancés par des Celtes ont été la spiritualité druidique et la chevalerie chrétienne. Le scoutisme sera-t-il le troisième ?(…) Les scouts comme les Celtes sont le soldats du Créateur. C’est à deux titres que les scouts de sansg breton sont mobilisés dans la guerre de Dieu. Puissent-ils entendre sans trembler l’appel de cette double vocation ! » [10]
Sked publiera dix numéros thématiques (« Noël de Celtie », « Moines, soldats, artisans », « Jeunesse et tradition bretonne »…) d’une réelle tenue intellectuelle, souvent rédigés en français, parfois en breton, toujours axés sur la défense et l’illustation de la culture celto-chrétienne. On notera également dès 1948 un article « Scoutisme et langue bretonne » qui sera également repris plus tard dans Sturier [11]. « Le scout breton choisit le breton.(…) La langue bretonne est pour toi le complément indispensable du camps. Elle correspond à ce qu’est la vie de plein-air sur le plan physique » [12].
Bleimor désire donc vivre intensément un scoutisme breton tout en souhaitant cosntituer un projet d’ensemble pour la jeunesse bretonne. On trouve dans ce scoutisme les activités traditionelles : sorties, jeux, camps, activités de plein-air. Voici que qu’écrit en 1957 Gwenolé Le Menn, l’un des cadres scouts Bleimor : « Je pense qu’il est inutile de vous faire un discours pour vous montrer combien est absurde un scoutisme qui vivant dans un pays en méconnaît l’âme profonde » [13].
Le scoutisme des scouts Bleimor est évidement catholique. leur aumônier sera de 1948 à 1965 le Père Chardronnet, omi [14]. Celui-ci écrira dans chaque revue de Sturier. On notear l’accueil très favorable réservé aux débuts du concile de Vatican II [15]. À Paris, les scouts Bleimor sont dans la mouvance de la Mission bretonne d’Ile-de-France [16]. Celle-ci avait été créée en 1947 par l’abbé Élie Gautier pour fournir une aide spirituelle et sociale aux bretons émigrés à Paris. Les scouts Bleimor participent à ses multiples activités dont les pardons aux arènes de Lutèce qui réuniront jusqu’à 10 000 bretons dans les années soixante. le bagad Bleimor y recueille ses premires grands succès publics.
Que représente Bleimor en terme d’effectifs et d’influence au sein des Scouts de France ? En fait, peu de monde. Le noyau est essentiellement parisien où il recrute dans les milieux de l’émigtaion bretonne [17]. À l’émigration économique, s’est ajoutée aprs 1945 une émigration politique de militants nationalistes bretons assignés à résidence en région parisienne à la suite de la guerre. Anna Youennou, veuve du leader nationaliste François Debauvais, raconte dans ses mémoires comment en 1948 son fisl fait connaissance des scouts Bleimor par l’intermédiaire d’Henry Caoussin, autre personnalité du mouvement breton, assigné à résidence à Asnières et lié à Bleimor [18]. En 1962, Paul Gaignet, ancien cadre du Parti national breton sous l’Occupation, devient responsable de la structure regroupant les amis et les anciens de Bleimor [19]
Les scouts Bleimor naissent par les branches aînées, routiers et guides-aînées [20]. En 1949, leur sont affiliés la communauté Bleimor de Paris (un clan routier, un feu de guides-aînées, une troupe d’éclaireurs, une ronde de jeannettes), la communauté Bleimor de Rennes (un clan, un feu) et le clan routier de Saint-Brieuc. En 1960, la structure parisienne se complète par une unité dans chaque branche masculine et féminine (louveteaux?, jeannettes, guides, éclaireurs, routiers, guides-aînées), une structure d’extension [21] (Bleimor-Sana), une chorale, un bagad, une formation de harpistes et un cerclke d’études pour les chefs et les aînés, le FRAMM (Fraternité d’action des minorités métropolitaines, ou Front de rénovation régionale et d’action pour le maintien des minorités) créé en 1959 [22]. En 1962, les scouts Bleimor regroupent 215 membres [23] dont la majorité est à Paris. Quelques petites unités existent en Bretagne à REnnes, Quimper, Vannes et Quintin.
Le scoutisme Bleimor est en marge de celui des Scouts de France et des Guides de France auxquels il appartient. Les activités nationales des Scouts de France sont rarement évoquées dans les revues Bleimor. la crise de la Route évoquée dans toute la grande presse de l’époque ne l’est pas dans Sturier [24]. La hiérarchie des Scouts de France se méfie manifestement des initiatives de Bleimor. Christophe Carichon note le même phénomène à propos des Guides : « Nos rapports avec les Guides de France (…) étaient plutôt hiérarchiques (…) Notre spécificité bretonne les gênait et n’était pas prise en compte » [25]. L’auteur de ces lignes, Joëlle Renault, cheftaine de guides Bleimor, évoque également « l’esprit français » de base et « l’intolérance aux questions bretonnes des Guides de France ».
Un thème revient à différentes reprises dans la presse des scouts Bleimor, celui des kibboutz, baptisés kendrev en breton [26]. Le parrallélisme est en effet tentant entre le jeune État d’Israël fondé en 1948 par des militants venus du monde entier qui ont fait revivre une langue disparue et ont contruit un pays à partir d’un désert, et le combat des militants bretons. Dès 1957, les scouts Bleimor rencontrent à l’École des Cadres d’Orsay les Éclaireurs israélistes de France autour de leur chef Léon Askénazi [27]. Pierre Géraud-Kéraod en tirera plusieurs conclusions : « Il n’y a pas de fidélité historique destructices des nations ni de sens de l’histoire qui ne puisse être renversée par l’action déterminée de quelques hommes ». D’autre part, « (…) ce qui fait la grandeur d’une nation, c’est avant tout sa fidélité intérieure et sa vie spirituelle, son instinct de conservation et sa volonté d’accomplir sa mission jusqu’au bout. » Enfin, « si une poignée d’individus dispersés par le monde a réussi à ressusciter un État anéanti depuis 2 000 ans, à remettre en usage une langue morte, à reconquérir le sol d’une patrie, de quels succès, de quels miracles ne devons-nous pas être capables ? (…) » [28]
Bien des années plus tard, en 1984, Maîtrises, revue des chefs Scouts d’Europe, rappellera les rencontres scouts Bleimor-Éclaireurs israélites de France des années 50 en insistant sur les points communs des deux mouvements : rassembler des peuples dispersés et sauvegarder l’identité de sa jeunesse [29]. cette admiration des kibboutz zt de l’État d’Israël se retrouvent dans d’autres journaux bretons à la même époque [30]. Les Scouts Bleimor vont également s’intéresser aux minorités nationales de France [31] et d’Europe, telles les Basques [32], les Géorgiens et les Flamands.
La découverte de la Bretagne sous tous ses aspects tient évidement une place essentielle chez les scouts Bleimor : camp sur place ou dans les pays celtiques, tel en Écosse en 1952, musique, danse, spectacle, exploration. La langue bretonne tient une place de premier plan. Le système des examens de niveau de langue et de culture bretonne créé dans les années 30 par le mouvement Ober est en honneur chez les scouts Bleimor [33]. Ceux-ci sont membres de la fédération Kendalc’h créée en 1951 [34] ainsi que du Kuzul ar Brezhoneg, fédéraion créee en 1958 et regroupant les associations bretonnes militant en faveur du breton unifié [35]. La lecture de la revue Sturier créée en 1957 est significative [36]. On y trouve de multiples articles sur tous les aspects de la Bretagne : culture, histoire, géographie, langue. Des articles publient par exemple la traduction bretonne des termes de matelotage [37]. On y apprend comment le nœud de chaise, le nœud plat, de carrick ou de cabestan, les brelages droits et croisés et bien d’autres se nomment en breton. On y remarque aussi de nombreux développements sur le drapeau breton : drapeau à bandes noires et blanches dessiné en 1925 ou bannière blanche à croix noire que défend ardemment Pierre Géraud-Kéraod [38].
La culture bretonne est particulièrement illustrée par la prtique de la musique celtique où les scouts Bleimor vont très vite s’imposer. Dès 1950, au Bleung-Brug de Saint-Pol-de-Léon, une représentation oublique de leur bagad a lieu. parmi les scouts qui jouent dans cette formation musicale, l’un va devenit célèbre : il s’agit d’Alain Cochevelou, devenu penn sonner (chef sonneur) du bagad Bleimor en 1961 après Gwenolé Le Menn et Loeiz et Donatien Laurent. En 1966, Alain Cochevelou devient Alan Stivell et commence une carrière de grand artiste [39]. Le bagad Bleimor va désormais être présent dans de très nombreuses manifestations bretonnes, tant à Paris qu’en Bretagne. Il est sacré champion de Bretagne des bagadou en 1966, 1973, 1980 et 1987. Toutefois, en raison du travail demandé aux musiciens, le bagad va progressivement se détacher des scouts Bleimor et finalement se constituer en association indépendante en novembre 1967 [40]. Cette formation existe d’ailleurs toujours [41].
Parallèlement au bagad, une chorale a été créée ainsi qu’une formation de harpistes, la Telenn Bleimor. Georges Cochevelou, père d’Alan Stivell, avait en effet ressuscité à partir de 1953 la harpe celtique dont son fils se mit à jouer. Au sein des guides Bleimor, se forme alors un ensemble de harpistes dont fait notamment partie Brigitte Géraud-Kéraod, fille de Pierre et Lizig Géraud-Kéraod. Plusieurs de ses membres sont devenus des artistes connus. Ces formations musicales se produisent notamment au cours des arbres de Noël pour les petits Bretons de région parisienne. Cette fête instituée par les scouts Bleimor dès 1947 rassemblera chaque année pendant plus de vingt ans plusieurs centaines d’enfants de l’émigration bretonne qui redécouvriront ainsi leurs racines. Elle permet aussi aux scouts Bleimor de se faire connaître dans les milieux bretons et de recruter guides et scouts.
L’amour de la Bretagne ne se limite pas à des activités culturelles. Pour les routiers, il se traduit aussi par des actions nettement plus militantes. En janvier 1948, le clan n’hésite pas à aller occuper les locaux du journal La Bretagne à Paris à la suite d’un article rendant compte de l’arbre de Noël des petits Bretons de région parisienne et évoquant « la dissidence larvée des scouts bretons [42] ». En 1952, le clan Bleimor perturbe la fin d’un meeting organisé paf le journal Témoignage chrétien en faveur des époux Rosenberg condamnés à mort aux États-Unis pour espionnage au profit de l’URSS. Il réclame la libération d’un autre condamné à mort, le militant nationaliste breton André Geoffroy, condamné en 1951 après avoir été, vraisemblablement à tort, accusé d’avoir livré deux agents secrets anglais aux Allemands en 1942. Le père Chardronnet, aumônier des scouts Bleimor, jouera un rôle important dans la campagne internationale pour la libération d’André Geoffroy. Celui-ci sera gracié en 1952, libéré en 1954 mais son procès ne sera jamais révisé [43].
Le militantisme nationaliste de Bleimor se traduit aussi par l’insertion dans Sturier d’autres bulletins bretons qui ne sont pas directement scouts. C’est ainsi qu’à partir du n° 13 (1960), Sturier-Bleimor fusionne avec Yaouankiz (Jeunesse), bulletin créé par Erwann Evenou qui a fondé en 1958 KAVY, l’Association des jeunes bretonnants. À l’occasion de cette fusion, il devient Sturier-Yaouankiz désormais sous-titré Périodique des jeunes bretons [44]. D’autres bulletins seront insérés dans Sturier, illustrant sa volonté d’être à l’écoute de différentes composantes du mouvement breton. On y trouve ainsi Ar bed Keltiek (Le monde celtique), bulletin du Congrès celtique international édité d’Irlande par Roparz Hémon (Sturier n° 5, 1958) ou Le Militant breton, organe des jeunes du Mouvement pour l’organisation de la Bretagne (MOB) [45] (Sturier n° 14 et 15, 1960).
C’est dans le souvenir de l’abbé Perrot que culmine le militantisme breton des scouts Bleimor. Ce prêtre fut l’une des grandes figures du mouvement catholique breton. Fondateur du Bleun-Brug en 1905, nommé en 1942 membre du Conseil consultatif de Bretagne, il est assassiné par la
Résistance le 12 décembre 1943. Sa mort marque une rupture profonde dans le mouvement breton, au point qu’une minorité, autour de Célestin Lainé, choisit la collaboration armée aux côtés des Allemands en créant un groupe de combat, le bezenn Perrot. Sked et Sturier vont publier de nombreux articles rappelant le souvenir de l’abbé Perrot [46]. Régulièrement, les scouts Bleimor participent au pèlerinage de Koat-Kéo qui depuis 1953 réunit sur la tombe de ce prêtre le lundi de Pâques les militants du mouvement breton. Des promesses scoutes sont prononcées à cette occasion en ce haut lieu du
souvenir breton [47]. De même, des fanions d’unités Bleimor sont consacrés en leur faisant toucher la cape portée par l’abbé Perrot au moment de sa mort et conservée à l’abbaye de Boquen [48].
Bleimor, un héritage
En apparence, Bleimor constitue en 1946 une création entièrement nouvelle. En fait, un examen attentif du mouvement et de sa presse montre que celui-ci procède de racines plus anciennes. Celles-ci sont à rechercher dans le journal pour enfants Ololê créé en novembre 1940 par Henry Caouissin. Cette revue est fondée au moment où Cœurs Vaillants ne paraît plus en zone Nord et où le scoutisme est théoriquement interdit par l’occupant. Il s’agit d’un bimensuel pour enfants, chrétien et nationaliste breton. Certains numéros sont tirés à 20 000 exemplaires. Il paraîtra jusque fin mai 1944. Les lecteurs s’organiseront au sein de groupes des Loups et des Hermines. À partir de 1943, un mouvement sera créé, l’Urz Goanag Breiz, l’Ordre de l’espérances de Bretagne, très inspiré du scoutisme, au moins dans ses formes extérieures [49]. Plusieurs anciens scouts ou guides de France figurent parmi ses promoteurs. C’est le cas du capitaine de vaisseau Le Masson, ancien commandant en second du cuirassé Dunkerque, ancien du mouvement nationaliste Breiz Atao, membre du Comité consultatif de Bretagne, rédacteur des statuts de l’Urz Goanag Breiz. C’est le cas de l’épouse d’Herry Caouissin, Janig Corlay, ancienne chefaine de jeannettes et de guides-aînées. Herry Caouissin, cheville ouvrière d’Ololê, s’occupera dans les années cinquante et soixante des scouts Bleimor à Paris en plus de ses nombreuses activités culturelles bretonnes. Il peut apparaître comme le lien entre l’époque d’Ololê et celle des scouts Bleimor. L’Urz Goanag Breiz n’aura qu’une existence limitée en raison des circonstances et disparaîtra à la Libération [50].
Différents éléments marquent nettement dans Sturier cette filiation avec Ololê et l’Urz Goanag Breiz. C’est ainsi que seront repris dans Sturier des articles d’Ololê [51]. De même, le roman de Jeanne Coroller-Danio Les loups de Coatmenez paru dans Ololê de décembre 1940 à mai 1941, édité en livre par le journal en 1942 est réédité en 1963 par les scouts Bleimor avec la mention « Comment fut fondée la lère Bleimor Corlay » [52] ce qui entend manifestement marquer la filiation entre le roman et Bleimor. Quelques articles dans Sturier firent d’ailleurs explicitement référence à Ololê. En 1957, Gwenolé Le Menn rappelait les clubs de lecteurs d’Ololê (Les Loups et Hermines) afin que Sturier s’en inspire pour étendre l’influence de Bleimor, celui-ci ne restant qu’un petit groupe [53]. En 1960, Herry Caouissin rappelle dans Sturier le 20ème anniversaire de la fondation d’Ololê [54].
Cette filiation Ololê-Urz Goanag Breiz-Bleimor est en fait logique. Dès 1935, l’abbé Perrot avait envisagé de créer un grand mouvement de jeunesse breton sur le modèle du mouvement gallois Urdd Gobbaith Cymru, l’Ordre de l’espérance du Pays de Galles, également très inspiré du scoutisme. Si l’on précise qu’Herry Caouissin fut durant plusieurs années l’un des principaux collaborateurs de l’abbé Perrot, la filiation intellectuelle (mais non organique) de ces mouvements apparaît nettement [55]. Yann Bouessel du Bourg, l’un des premiers scouts Bleimor, écrivait d’ailleurs peu de temps avant sa mort : « Bleimor a pris d’une certaine façon sa suite (celle d’Ololê) mais de façon plus structurée » [56].
L’évolution des scouts Bleimor
Au début des années 60, les scouts Bleimor ont atteint leur vitesse de croisière. Estimés dans les milieux bretons, ils sont l’illustration de l’idée selon laquelle les cercles celtiques sont après 1945 « des écoles du civisme breton » [57]. En raison du climat de suspicion pesant sur l’ensemble du mouvement breton après-guerre, les activités culturelles sont les seules admises par les pouvoirs publics. Les cercles celtiques occupent le terrain et « l’Emsav se reconstitue derrière le paravent culturel » [58]. Les scouts Bleimor confirment le propos de Michel Nicolas : « On imagine assez bien l’atmosphère régnant dans les cercles celtiques, proche d’une sorte de scoutisme où les B.A. en faveur de la Bretagne constituent pour les jeunes à la fois une règle de vie et un comportement militant » [59]
Un thème cheminait dans le mouvement breton depuis quelques années, celui de l’Europe. Dès le début des années cinquante, Joseph Martray, l’un des animateurs du CELIB (Comité d’étude et de liaison des intérêts bretons), est secrétaire général de la fédération bretonne de l’Union fédéraliste des communautés européennes, association voulant regrouper les minorités ethniques autour d’un projet fédéraliste européen. Bleimor s’est également intéressé au sort des minorités nationales en Europe [60]. Il n’est donc pas surprenant que sa route croise en 1962 celle d’un petit mouvement scout voulant dépasser les frontières, les Scouts d’Europe. Une minuscule section française de 100 membres a été créée en 1958 par le romancier scout Jean-Claude Alain [61]. Le mouvement existait aussi en Belgique, en Allemagne et en Grande-Bretagne. Se réclamant de l’oecuménisme chrétien, cette association avait à ce titre fait l’objet d’une semonce par l’Église de France dès 1959, « la méthode qu’elle préconise n’étant pas en conformité avec une saine pédagogie de la foi » [62].
D’autre part, la position des scouts Bleimor chez les Scouts de France devenait difficile. Pour la première fois, Sturier n° 20 (Noël 1961) publiait un texte critiquant directement l’équipe nationale de cette association. Il s’agit d’une lettre dénonçant vivement la réforme administrative que préparent les Scouts de France. Ceux-ci veulent faire disparaître les anciennes provinces scoutes pour leur substituer les régions administratives où notamment Nantes et Rennes sont séparées. Cette réforme est en fait une illustration de la volonté des Scouts de France de rompre avec l’esprit d’un Moyen Âge plus ou moins imaginaire qui l’animait depuis sa fondation en 1920 et de s’inscrire de plain-pied dans le monde contemporain. Cette réforme administrative est pour ses promoteurs le premier volet d’une profonde réforme pédagogique de l’association [63]. La lettre paraît dans Sturier avec l’en-tête du FRAMM et affirme notamment : « Nous ne pensons pas que ce soit le rôle des Scouts catholiques de travailler à nous imposer des divisions contre nature qui tendent à faire disparaître les noms d’origine et les traditions historiques de millions de Bretons, de Languedociens, de Bourguignons, de Savoyards, de Flamands sous des appellations baroques qui ne relèvent que des élucubrations des planificateurs et des calculs des technocrates » [64]
Au cours de l’été 1962, des négociations se déroulent entre scouts Bleimor et Scouts d’Europe [65]. . Le principe de l’adhésion de Bleimor aux Scouts d’Europe est arrêté lors du Congrès interceltique de Tréguier en août 1962 et l’adhésion est effective le 28 octobre 1962. La Bretagne est reconnue comme une nation à part entière. Ce point a manifestement eu une grande importance pour entraîner l’adhésion des scouts Bleimor aux Scouts d’Europe [66]. Au même moment, les Euro-scouts, groupe de scouts flamands rejoignaient la FSE? [67]. L’idée d’un scoutisme des minorités nationales fait son chemin chez les Scouts d’Europe. Mais les événements s’accèlèrent. À la faveur d’une crise interne aux Scouts d’Europe, l’équipe issue des scouts Bleimor prend le contrôle de l’association en décembre 1962. Jean-Claude Alain est écarté et part créer le Mouvement scout européen qui végétera avant de disparaître tandis que Pierre Géraud-Kéraod devient secrétaire national des Scouts d’Europe. Et le 4 février 1963, la Communauté scoute Bleimor devient Bleimor, association bretonne des scouts d’Europe [68]. En même temps, les Scouts d’Europe modifiaient leur directoire religieux et devenaient une association uniquement catholique.
Parallèlement, les Scouts de France entament leur réforme pédagogique. Dans le mouvement général des années soixante, ils souhaitent ouvrir leur scoutisme sur le monde [69]. Cette évolution ne se fait pas sans heurt et des oppositions se manifestent à partir de 1965 [70]. Les Scouts d’Europe apparaissent alors comme une struccture d’accueil possible pour les Scouts de France contestant l’évolution de leur association. Les Scouts d’Europe qui n’étaient que 350 en 1965 se développent alors très rapidement. En janvier 1967, ils sont 500, 1 600 en décembre 1967, 2 000 en juin 1968, 5 800 en juin 1969, 7 500 en avril 1970 [71]. Il est clair qu’à ce moment, la spécificité bretonne de Bleimor ne peut plus être la priorité des Scouts d’Europe. Bleimor risque de se noyer au sein des Scouts d’Europe. La priorité est désormais de supplanter les Scouts de France avec l’appui discret du réseau des catholiques traditionalistes de la Cité catholique. La dimension bretonne va subsister de manière ambiguë.
Une stratégie originale est alors développée. Les unités Bleimor continuent à vivre leur vie. Au plan national, la revue Scout d’Europe est publiée pour les enfants. Les unités Bleimor reçoivent cette revue sous le titre Sturier, le contenu de la revue Scout d’Europe étant complété de douze pages bretonnes. Officiellement, les deux revues s’ignorent. Celle des Scouts d’Europe n’évoque jamais Bleimor. Dans la revue bretonne, l’idée du scoutisme européen des minorités nationales s’estompe au profit d’un scoutisme strictement breton, aux côtés des associations nationales de Scouts d’Europe, notamment belges et allemandes. L’exercice est toutefois difficile puisque qu’une même association développe deux logiques. Fin 1968, avec son numéro 48, Sturier cesse de paraître. En 1967, le bagad avait déjà pris son indépendance. Il devient impossible à Pierre Géraud-Kéraod d’animer simultanément Bleimor tout en portant à bout de bras le développement continu des Scouts d’Europe [72]. Bleimor va continuer sous forme de quelques troupes spécialisées de Scouts d’Europe, de’stages de chefs, quelques numéros de Sturier étant publiés en Bretagne [73].
Quel bilan ?
Les scouts Bleimor ont donc vécu et développé un scoutisme breton original. Sa difficulté permanente sera celle du lieu où ce projet pourra se développer. Dans une association nationale, telle les Scouts de France, ou supranationale, telle les Scouts d’Europe, un scoutisme de minorité nationale aura toujours beaucoup de mal à trouver sa place. Cette difficulté n’est pas sans évoquer les stratégies contradictoires de l’action catholique en Bretagne soulignées par Michel Lagrée [74] : action catholique transculturelle au sein des mouvements français ou action catholique bretonne particulariste.
En ce qui concerne la qualité des activités bretonnes, les militants de l’Emsav ne s’y sont pas trompés. Plusieurs d’entre eux ont publié des jugements très flatteurs sur l’action des scouts Bleimor. Yann Fouéré évoque « l’effort remarquable de Bleimor pour l’éducation bretonne de la jeunesse » [75]. Olier Mordrel détaille l’action culturelle et musicale des scouts Bleimor et conclut : « Ce n’est pas de la propagande politique mais c’est peut-être plus grave et la loi est désarmée » [76]. Yann Bouessel du Bourg qualifie Bleimor de « miracle » [77]. Armel Calvé le réduit plus simplement à « un bagad précurseur » [78]. Henry Coston évoquera également Bleimor dans un article de son Dictionnaire de la politique française consacré à l’autonomisme breton en le mentionnant parmi les promoteurs du renouveau culturel breton [79].
Deux termes paraissent pouvoir définir l’action des scouts Bleimor un carrefour et un creuset.
- un carrefour : la lecture des revues est révélatrice à cet égard. De multiples noms de l’Emsav s’y retrouvent. Des anciens du PNB, tel Paul Gaignet ou Alan Le Louarn [80], des militants culturels tel Herry Caouissin, des artistes tels Alan Stivell ou Thérèse Miniou [81], des membres du Mouvement pour l’organisation de la Bretagne ou de la Mission bretonne de Paris.
- un creuset : toute une génération de militants bretons, en tous domaines, sont issus de Bleimor. Alan Stivell, Yann Bouessel du Bourg, Donatien Laurent, directeur du Centre de Recherche bretonne et celtique, Gwenchlan Le Scouezec [82], fondateur entre autres de Strollad ar Vro, Per Denez, président du Congrès celtique international et fondateur de Ar Vro [83], et d’autres militants moins connus. On trouvera aussi dans le bulletin KAVY encarté dans Sturier les noms de quelques-uns des futurs fondateurs de l’Union démocratique bretonne en 1963 : Rouan Le Prohon, Erwan Evenou [84].
Les Scouts d’Europe semblent avoir quelques difficultés à évoquer leur filiation avec les scouts Bleimor. Quelques brèves mentions à leur sujet sans explication seront trouvées ici et là dans les revues [85]. Les tableaux chronologiques sur l’histoire de l’association ne mentionnent même pas leur nom [86]. Il est probable que cette discrétion a été à l’époque des polémiques avec les Scouts de France le moyen d’éviter de leur part des critiques de type politique. Elle visait également certainement à faire apparaître les Scouts d’Europe comme une création entièrement nouvelle et non comme une scission des Scouts de France.
Aujourd’hui, les scouts Bleimor sont morts. Une graine a été semée. Elle a pris des chemins bien surprenants. « Si le grain tombé en terre ne meurt pas, il reste seul. S’il meurt, il porte beaucoup de fruit » [87]. Au regard du mouvement breton et du scoutisme, on peut décidément dire que Bleimor a porté beaucoup de fruits [88].