Edito Scouts d’Europe par Perig Géraud-Keraod

Scouts d’Europe numéro 22 de Juillet 1968

Perig Géraud-Keraod fait partie des fondateurs des Scouts d’Europe. Il a quitté les Scouts de France en 1962 pour rejoindre le (petit à cette époque) mouvement des Scouts d’Europe créé en 1958.

Son édito est publié en juillet 1968.

Cet article fait partie d’une série d’articles présentant le regard de chaque association scoute sur Mai 68, regard véhiculé par leurs revues. Retrouver les différents regards.

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Hommes de base

Tu n’as pas attendu le mois de mai 68 pour "contester" les abus du progrès et pour "remettre en question" le genre de vie que nos petites et grandes villes imposent aux jeunes d’aujourd’hui.

Tu as compris qu’à force de trouver à chaque instant du "tout cuit" et du "préfabriqué", des guichets et des distributeurs automatiques, tu étais en train de devenir un fossile avant d’être tout à fait mort. Aussi tu as cherché à "reprendre en mains ton canot", à t’évader de ce monde conventionnel qui t’a fait douter de tes muscles et de ta volonté. Tu as secoué l’ankylose de tes quatre membres et de tes cinq sens, comme un oiseau qui gonfle ses plumes en sortant du sommeil. Tu t’es mis à vérifier les outils dont tu te sers : tes jambes, tes doigts, tes yeux, tes oreilles, ta tête, en pourvoyant toi-même à ta propre existence, en tâchant de vivre comme aux avant-postes, en construisant des huttes, en allumant du feu sous la pluie, en assemblant des troncs d’arbres pour réaliser des ponts et des radeaux, en apprenant à trouver ton chemin, de nuit comme de jour, en pays inconnu. Tu as ainsi revécu les étapes de la race depuis la lointaine préhistoire.

Tu as pu étudier la façon de vivre des hommes restés dans l’état vrai, pêcheurs, paysans, montagnards, leurs gestes nets et bien venus, dans les proportions du paysage, leurs rites naturels accomplis avec amour au rythme des saisons. Tu as entrevu que les tranquilles réussites du travail manuel reposant sur des expériences de milliers d’années et qu’il a fallu de longues séries d’habitudes pour établir cette parfaite harmonie que tu n’as cessé de constater entre le travailleur et sa charrue, sa rame, son filet, son alpenstok [NDLR : Baton de marche à bout ferré et recourbé un peu comme un piolet], son ciseau ou sa pioche. Tu es devenu capable d’apprécier la sûreté somnambulique des gestes du laboureur, du marin, du sculpteur, du carrier, du maçon, et de tous les hommes chez qui la pensée et le corps sont solidaires.

Les Héros que le scoutisme t’apprend à aimer sont faciles à situer par rapport au reste du monde. Ils ont tous été, chacun à leur façon, des SOLDATS DU CRÉATEUR. Tu y rencontres des religieux, des missionnaires, des croisés, des chevaliers, des généraux et des colons qui maniaient aussi bien le glaive que la tarière ou la charrue. Tu n’y trouves par contre ni philosophes, ni magistrats, ni orateurs ni politiciens, ni hommes d’affaires, ni chanteurs célèbres. Les rois n’y prennent place que s’ils sont, comme St Louis, des chevaliers. Pour devenir des types scouts, les conducteurs de peuples doivent mettre eux-mêmes en pratique PHYSIQUEMENT les vertus qu’ils préconisent. Et les saints ne sont vraiment sentis par toi comme des modèles que s’ils sont engagés dans l’action missionnaire ou dans le service des malheureux : le scoutisme exige toujours LE TÉMOIGNAGE QUE LE CORPS APPORTE A L’E5PRIT. C’est pourquoi notre mouvement n’a cessé de s’inspirer du type du chevalier, à la fois religieux, hospitalier et militaire, qui fait le trait d’union entre le Moine et le Soldat. Mais, à la suite de Baden-Powell, le scoutisme a fait preuve d’une égale admiration pour le type du Colon, chaînon intermédiaire entre l’Artisan et le Soldat.

LES ARTISANS : sans eux le peuple de nos héros serait incomplet. Aucun d’eux n’a osé graver son nom sur la moindre pierre de nos Cathédrales. Mais notre Occident serait infiniment plus pauvre sans l’offrande de couleurs et de lumière qu’ils ont faite aux générations suivantes pour l’Éternité. « Nous avons connu, disait Péguy, un HONNEUR DU TRAVAIL, exactement le même qui, au Moyen-Age, régissait la main et le cœur. Nous avens connu ce soin poussé jusqu’à la perfection, égal dans l’ensemble, égal dans le plus infime détail. Nous avons connu cette piété de l’ouvrage bien faite, poussée, maintenue jusqu’à ses plus extrêmes exigences. J’ai vu toute mon enfance rempailler des chaises, exactement du même esprit et du même cœur, et de la même main, que ce même peuple avait taillé ses cathédrales ».
Cet HONNEUR DU TRAVAIL, il y a vingt siècles (comme aujourd’hui), le monde était en train de l’oublier. Il a fallu que ce soit le Fils de Dieu lui-même qui le sauve en prenant un métier. Le Christ a contesté les faux-poids qui servaient à peser les hommes de son temps. Quand tous mettaient leur honneur à fuir le travail, il s’est fait charpentier. Il a rompu la conspiration qui étouffait le monde du travail. Dans les tâches les plus humbles, il nous a fait découvrir une robuste beauté, une valeur spirituelle irremplaçable …

N’es-tu pas surpris que, de l’immense foule des Artisans, nous n’ayons gardé qu’un seul nom, celui de l’apprenti de Nazareth ? Ne crois-tu pas que ces paroles de la Messe : « PAR LUI, AVEC LUI, EN LUI TOUT HONNEUR ET TOUTE GLOIRE », s’appliquent ainsi parfaitement au cas de ces travailleurs anonymes, compagnons de labeur du Christ, attachés à leur œuvre comme les Moines le sont à leur Ordre, avec le même esprit de sacrifice, la même abnégation ?

Moines, Soldats, Artisans, trois silhouettes dures et loyales,
Avec ces grands yeux croyants, prêts à recevoir toutes les merveilles,
Trois profils d’hommes qui savent qu’ils ne peuvent se sauver qu’en sauvant tous ceux qui prennent leur forme derrière eux.

Trois types décapés au sel et au fer rouge, sans arrière-plans ni zones réservées.
Leur sincérité préfigure la naissance d’un monde sans mystification et sans ruse. Au-dessus des barrières des classes, ils dressent la fraternité plus haute qui réunit à ceux qui travaillent, ceux qui combattent et ceux qui prient. Ils sont unis par un compagnonnage aussi vaste que l’amour, sous le rigoureux parrainage des hommes les plus durs. Parce qu’ils croient à la sainteté de la mission qu’ils ont reçue, ils sont les serfs de leur vocation. Leur vie a pour eux un sens précis. Engagés dans une grande tradition, ils n’ont pas la liberté de se disperser dans les fantaisies sentimentales et dans les aventures des sens. Les Jacobins du Père Combes ont jeté l’anathème sur les vœux monastiques. N’avaient-ils jamais entendu parler de l’initiation des artisans des vieilles corporations et du serment de fidélité du soldat à son chef ? Il n’y a pas de communautés de prière, de lutte ou de travail qui tiennent sans la rigidité implacable de tels engagements. Nous avons assez des dilettantes et des amateurs. Nous réclamons des hommes.

5i tu veux puissamment quelque chose, ordonne toute ta vie en fonction de ton but. Si tu crois à ce que tu fais, tu dois y mettre un cœur indomptable. Si tu reconnais à ton action des buts très supérieurs à tes calculs individuels, tu dois inscrire dans ta chair et ton sang, sous forme de réflexes et d’habitudes physiques, les règles de l’Ordre et la Loi du métier. Les seules formations valables sont l’aboutissement d’années d’efforts.

Las Rhéteurs, les Politiciens, les Tribuns populaires savent, par un simple mouvement de lèvres, jongler avec toute une panoplie de vocables en -isme, en -cratie, en -té, en -archie, en -logie, qui peuvent entraîner à leur suite, au-delà des murs d’un parlement ou d’un bureau, le malheur ou la mort de millions d’êtres. Ils retaillent le réel, redistribuent les forces, découpant le tissu vivant sur le patron d’idées, de formules et de canevas dérisoires. Ils s’imaginent que Dieu Lui-même va se prêter à leur jeu. Mais, comme ils pensent avec des mots, leurs actions sont trop faciles. Le délai entre le faute et le châtiment est trop long. Ils peuvent multiplier les faux-pas sans provoquer autre chose que la souffrance, la sueur et les larmes des autres. C’est pourquoi leur activité reste étrangère à l’héroïsme et à la sainteté : ils font partie du monde truqué où les tricheurs sont rois. Les Moines, les Soldats, les Artisans, au contraire, dans chacune de leurs trois classes, constituent l’aile engagée dans l’affrontement de la matière et dans le corps-à-corps du réel. Ce sont de grands silencieux pour qui les mots ne comptent guère. Ils vivent leur foi. Ils jouent loyalement le jeu. Ils maintiennent une concordance absolue entre la prière et la vis, la pensée et l’action, les mains et l’œuvre qu’ils façonnent. Ils acceptent d’avance les risques physiques qu’entraîneront pour eux toute faute de jugement, toute erreur de coup d’œil. Heureux le battement de cloche qui s’élance au cœur du bronze. Heureux le glaive qui va droit au but. Heureux le marteau qui tombe sur l’enclume à la place marquée. Mais la cloche brisée ne murmure pas contre son destin. Ni le tronçon du glaive éclaté, ni le marteau rompu parce qu’il est tombé à faux. Le Moine, le Soldat, l’Artisan savant sont faits pour mourir à leur poste, de l’excès de leur amour, sobrement, sens histoire. Dans la coupe sanglante de l’échec ou de la défaite, ils savent encore recueillir de joie du renoncement : l’arme ou l’outil brisé que l’on rejette, tombe entre les mains de, Dieu.

Ce sont des Moines, des Soldats, des Artisans qui allumeront les quelques nouveaux foyers d’inspiration qui embraseront un jour, de leur feu purificateur, notre Patrie. C’est sur leur modèle que se formera ce type d’homme croyant, chevaleresque et travailleur, qui nous fait actuellement défaut. C’est à leur école que tu dois faire l’apprentissage des rudes charges que t’imposeront les Temps qui Viennent. Tant que planera sur notre horizon l’ombre de ces trois grands types d’hommes qui forgèrent l’Europe, tu saures que rien n’est perdu et que tout peut être sauvé. Une tâche t’attend, TOI, comme tous les jeunes de ta génération : RÉTABLIR L’HONNEUR DU TRAVAIL en lui rendant son sens dans le Jeu de la Création. C’est le Christianisme qui a donné sa grandeur à l’effort des hommes. Seul le Christianisme peut informer le monde nouveau où l’homme retrouvera sa place et son honneur perdu.

GERAUD KERAOD

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