Jeunes gens en colère

Feux de France N°229 de Mai 1968

Passé l’édito de Marie Thérèse Chéroute, le premier article de la revue des Guides de France concerne la révolte de la jeunesse. Il est écrit pendant les événements, sans idée de ce qui en ressortira.

C’est une suite de réflexions que l’auteure partage avec ses lectrices, sur la révolte, la violence, sur le désordre qu’il faudra remettre en ordre, sur la dimension internationale de nombreuses révoltes à l’étranger, mais aussi sur le monde qui change.

La phrase de conclusion vaut à elle seule de longs débats et pourrait être un sujet de philosophie au bac : "La passion doit s’engouffrer dans l’action politique au lieu de fuir dans ta révolte".

Cet article fait partie d’une série d’articles présentant le regard de chaque association scoute sur Mai 68, regard véhiculé par leurs revues. Retrouver les différents regards.

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Au moment de commencer cet article, le monde universitaire est en colère, non seulement à Paris, Bordeaux, Nancy, Berlin, Tunis mais à Prague, Varsovie, au Japon, en Espagne, au Portugal, en Egypte, en Belgique, en Amérique.

Qu’en sera-t-il lorsque vous recevrez cette revue ? Que naîtra-t-il de ces flambées ? Un silence apaisant et réconfortant ou un vrai mouvement, ordonné sur des objectifs positifs ?

Encore une fois l’actualité nous saisit dans nos tâches quotidiennes de jeunes et encore une fois nous apprenons à lire l’histoire d’aujourd’hui par clic.

Si en France, c’est contre le règlement intérieur des cités universitaires que les étudiants s’insurgent (« règlement fait pour des enfants de 14 ans et non pour des jeunes gens sur le point de devenir des hommes » affirme un professeur de Nice), dans certains pays, notamment ceux de l’Europe orientale, les étudiants rejettent les dogmes des aînés et veulent modifier la société afin que les libertés y retrouvent enfin droit de cité.

Dans d’autres pays, ce sont les restrictions opposées aux aspirations de la jeunesse au nom des traditions qui justifient les protestations.

Parfois aussi les problèmes politiques, sociaux, linguistiques mobilisent les nouvelles générations et leur fournissent prétexte à intervenir en force.

« Les jeunes se posent là en s’opposant ». La jeunesse universitaire sent sa puissance en même temps qu’elle s’irrite des résistances dressées devant elle.
Quels que soient les régimes, cette jeunesse devient un véritable « groupe de pression » qu’il n’est plus possible de minimiser.

Tout se passe en effet comme si les jeunes formaient aujourd’hui une classe sociale particulière avec son langage, sa solidarité, ses contraintes et ses aspirations.

Pourquoi ? Peut-être parce qu’à vingt ans on n’est pas concerné par le monde tel que l’ont fait les anciennes générations et pas fier d’y appartenir. On n’a pas vécu les deux dernières guerres mondiales et on est gouverné par des hommes qui en ont été les victimes. Un journaliste portait ce jugement tout récemment : « La jeunesse étouffe, prisonnière du syndicat mondial des anciens combattants ».

C’est un peu ça. La jeunesse a le sentiment de constituer une collectivité en marge. Comment pourrait-elle épouser des conceptions idéologiques désuètes dont elle voit bien qu’elles sont dépassées ou qu’elle trouve erronées. Ni matériellement, ni moralement les jeunes ne se sentent aujourd’hui à l’aise dans cette société qui n’a comme objectifs que le « produire et consommer ». Car pour eux ces objectifs ne sont que des moyens.

Nous vivons dans une époque d’inventaire et cet inventaire apparaît négatif à chacun dénué d’espoir de changer quelque chose. Alors le jeune redécouvre la violence, l’affrontement, l’intransigeance, il veut effacer jusqu’aux traces laissées par les générations précédentes afin de ne plus tomber dans les mêmes erreurs.
Les occasions et les mots d’ordre des manifestations sont d’une grande diversité et vont des revendications concernant la liberté d’accès des filles aux chambres des garçons à celles des grandes libertés politiques en passant par la critique des programmes d’études et la guerre au Viêt-Nam.

A l’Est comme à l’Ouest, il s’agit d’une affirmation oppositionnelle, d’une contestation d’une société qui apparaît aux jeunes comme étrangère, hostile, retardataire, fossilisée.

Le monde qui s’annonce, la société qui se prépare ne seront plus du tout les mêmes qu’auparavant.

Dans les pays de l’Est par exemple, on s’est rendu compte que sans démocratisation de la vie publique et sans accroissement de l’initiative personnelle, aucun progrès véritable n’était possible et c’est une évolution irréversible.

Reprenons à cet effet des extraits des revendications des étudiants polonais :

  • Nous protestons contre les tentatives pour opposer la jeunesse étudiante à la société en général et à la classe ouvrière en particulier.
  • Nous demandons l’interdiction de l’entrée des fonctionnaires de la milice en civil dans les bâtiments des établissements d’enseignement supérieur.
  • Nous demandons une limitation du contrôle de la presse, des publications, et des représentations théâtrales.
  • Nous demandons le respect des droits et des libertés des citoyens tels que les garantit la constitution polonaise.
  • Nous affirmons notre soutien au système socialiste, notre solidarité avec tous les mouvements progressistes du monde, avec la lutte du peuple vietnamien, avec la lutte des étudiants et des intellectuels tchèques, slovaques, russes et également avec les mouvements des jeunes communistes des pays occidentaux.

On se rend compte que pour ces jeunes il n’y a plus de cloisonnement entre pays, entre races, la ligne de démarcation se place au niveau des idéologies. Si l’on parle de socialisme ou d’impérialisme chez ces étudiants, c’est pour affirmer la défense du premier avec passion et la condamnation du second avec énergie.

A Paris, après les différents attentats au plastic des banques américaines, les étudiants discutent pour savoir comment maintenir en état d’alerte les jeunes politiquement conscients ; comment convertir l’actuelle protestation contre la répression policière en une contestation permanente adaptée aux circonstances ; faut-il envisager d’autres formes de lutte ? Ils viennent même de créer une nouvelle structure de discussion, le CREPS (Centre d’Etudes et de Recherches Politiques et Sociales).

L’opposition a certes une valeur en soi, elle représente une nécessité psychologique et finement politique, mais si les jeunes savent contre quoi ils s’insurgent, voient-ils concrètement ce qui pourrait remplacer ce qu’ils foulent au pied ?

Aucune proposition politique ou idéologique ne peut être faite dans l’abstrait, compte non tenu de ses conséquences économiques. Il faut une cohérence entre l’idée et les moyens. Et c’est ce qu’il y a de plus délicat à entreprendre et à assurer.

Si les jeunes remettent tout en cause, il faudra qu’ils remettent tout en ordre. Une volonté de s’engager personnellement et efficacement là où l’on est, doit remplacer ces bouffées de violence.

Nous évoquions récemment à propos de ce numéro de Feux de France ces deux critères initiative et compétence. Les jeunes se doivent d’y répondre, s’ils veulent construire en commun un monde nouveau.

Pour clore ces quelques réflexions qui sont loin d’être exhaustives, le désir d’un adulte me vient à l’esprit :
« La passion doit s’engouffrer dans l’action politique au lieu de fuir dans ta révolte ».

YOLANDE BRAULT

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